Data & Digital : Retour sur 3 livres actuels

Partager l'article

Il est relativement difficile aujourd’hui de trouver une littérature pertinente sur des sujets actuels comme le traitement des données ou les usages du numérique au sens large sans tomber dans l’écueil du livre blanc sans réel contenu produit par des éditeurs de solutions technologiques dont l’objectif reste la vente de leur propre produit ou encore des experts auto-proclamés surfant sur les termes à la mode (IoT, Blochain, IA…) en quête de notoriété.

Aussi je vous propose de revenir simplement sur 3 livres édités en France cette année sur les sujets de la gestion des données, des nouveaux business models induits par l’usage des GAFA (Google-Amazon-Facebook-Apple) et de leur impact sur nos vies ou encore la face obscure du web via la délation, le bashing, le trolling…

The Four de Scott Galloway (375 pages, Ed.Quanto)

Remise en cause des figures charismatiques du web

Traduit en français cette année (l’édition originale date de 2017), l’auteur Scott Galleway propose une vision intéressante et rafraîchissante du monde actuel refaçonné par les GAFA, n’hésitant pas au passage, avec un style direct et très anglo-saxon, à tacler les chefs d’entreprises comme Jeff Bezos et leur manque de vision du monde (p.89) ou de leur peu d’impact positif sur la création d’emploi-même ou encore le comportement plus que limite de certains comme ce fut le cas avec Steve jobs (anti-datation de ses stocks options) ou encore Uber et ses pratiques douteuses dans le pistage de certains journalistes (p.287). Peut-être parce que l’on a eu trop tendance à déifier ces 20 dernières années ces figures de proue de la révolution numérique là où les référents habituels (Etats, Universités…) semblaient avoir baissé pavillon.

Les GAFA : un règne sans partage

On pourrait presque se poser la question de savoir comment en est-on arrivé là tant les GAFA semblent désormais omniprésents (omniscients aussi) dans notre quotidien. Sans doute parce qu’ils ont réussi comme nuls autres à ôter les points de friction des consommateurs et de leurs besoins, à quantifier leurs parcours et usages et désormais anticiper-même leurs propres désirs. L’auteur rappelle au passage (p.308) l’avantage concurrentielle de ces entreprises par rapport aux autres dans la gestion des données.

Reprenant en autant de chapitre l’historique et les éléments de rupture qu’elles ont su créer la démonstration est assez brillante même si elle n’excepte pas parfois un style un peu simpliste comme les habitus des consommateurs au début du livre (les hommes chassent, les femmes cueillent…). On retiendra des réflexions profondes et prégnantes sur l’impact des GAFA sur l’emploi et le marché comme: « Ce ne sont pas les magasins qui sont en train de mourir, mais la classe moyenne, et donc les magasins qui la servent » (p.125).

L’auteur révèle l’art consommé du storytelling de ces sociétés (compétence fondamentale d’Amazon p. 51) qui ne semblent pas forcément les plus bienveillantes car elles ont compris très tôt par exemple que « vis-à-vis de la loi ; le choix le plus futé est de l’enfreindre » (p.227).

En somme…

Un livre à découvrir et lire sans retenue car il va au-delà de la présentation des 4 grands du moment mais analyse d’autres sociétés comme Uber, Netflix, Microsoft… et propose aussi de revisiter notre relation avec eux.

L’empire des données d’Adrien Basdevant et Jean-Pierre Mignard (281 pages, Ed.Don Quichotte)

Quand la donnée change la gouvernance des sociétés

Co-rédigé par 2 avocats, l’objet principal du livre est d’analyser l’impact de la gestion des données sous le prisme juridique; ce livre s’adresse d’abord à un public plutôt juridique que scientifique ou technique.

S’il a le mérite de replacer le débat sur des sujets sociétaux de fond comme p.249 « le choix ne se situerait dès lors plus à l’intérieur de l’ancienne dichotomie l’Etat ou le marché- qui fut le cadre politique et idéologique du siècle dernier- mais entre l’Etat de droit et la détermination des data ». ou encore le concept de « choc des souverainetés » (je précisais cela déjà dans un article publié début 2014 : https://goo.gl/RAHC8h), le livre n’est pas exempt de lieux communs ou de reprises d’histoires cent fois revus (exemple du père de famille et de la société Target p.92).

Pour reprendre les auteurs Adrien Basdevant et Jean-Pierre Mignard « Les démocraties libérales permettent l’essor d’acteurs économiques privés qui rivalisent avec elles en puissance » (p. 202) et rejoint d’un point de vue sociétale, les réflexions de Scott Galloway cité précédemment: « l’économie ne sera d’aucune manière capable, comme elle l’était par le passé, de créer suffisamment d’emplois pour remplacer ceux qui sont en train d’être détruits. » (p.78).

Et le juridique dans tout ça ?

On pensait avoir une explication en règle des impacts juridiques ou pour le moins une revue en détails des implications des dernières réglementations mais non rien de tout cela… à croire d’ailleurs que les avocats attendent les prochaines jurisprudence pour se positionner…

Personnellement je m’attendais à une approche plus ouverte et pragmatique de la gestion des données sous l’angle légal il n’en n’est rien, on oscille constamment entre une explication généraliste du monde actuel sous les coups de boutoirs des GAFA et de la gestion personnelle des données ou des considérations plus généralistes voire naïves (p.155 on sera sauvé par une soit-disant « vigilance de la société elle-même » ou par une « humanité numérique » des géants du web).

Il reste, malgré le style pompeux de ces avocats parisiens, des réflexions intéressantes sur ce que devrait être un parquet numérique où le manque de moyens des ministères face à la cyber-criminalité (p.184), même si l’on n’aborde quasiment pas la notion de patrimonisation des données concept clef dans les prochaines lois…

En somme…

Ce livre d’avocats s’adresse d’abord à leurs confrères qui n’auraient pas vu le train du numérique passé, les spécialistes du secteur n’apprendront rien sinon que ce corps de métier essaie aussi de légitimer sa posture dans ce nouveau champ qu’est la gestion des données. La conclusion ressemble fortement à celle d’une dissertation d’un étudiant de Sciences-Po car on n’y aborde le droit que dans ce qu’il devrait être (Un parquet numérique) mais non la manière de l’appliquer…

La Méchanceté en actes à l’ère numérique de François Jost (190 pages, Ed. CNRS)

Nihil nove sub sole

La nature humaine, ce n’est pas nouveau, est capable du meilleur comme du pire, et ce livre, sans forcément reprendre les racines-mêmes du mal, aborde la notion de société de spectacle, qui avait été très bien analysée par Guy Debord, son narcissisme mais aussi l’effet de levier, pour reprendre un terme cher aux financiers, de la diffusion de la méchanceté au travers du web.

L’élément fondamental de l’ouvrage est de bien scinder l’humour noir de la méchanceté, un trait d’esprit d’une attaque personnelle, de l’injure de la diffamation (p.129 avec l’altercation de Dafri et Finkielkraut), de travailler à bien définir les termes en somme.

Sommes-nous sûrs de notre jugement ?

Excellent dans ces démonstrations sans jamais trop paraître universitaire, l’auteur pointe notre facilité au jugement (p.80 avec Tripadvisor) et au voyeurisme (l’essor de la télé-réalité au début des années 2000) et l’on ne peut qu’être effaré parfois de notre nouvelle incapacité à ne pas réagir en temps réel sous le coup de l’émotion et de ne plus avoir le réflexe de suspendre le temps, axiome nécessaire du jugement.

Car pour reprendre les termes de François Jost l’ère numérique n’a pas apporté en soi de nouvelles formes de méchanceté mais en a étendu le territoire et facilité l’accès (p.183) et favorisé, terme emprunté au vocable d’Arendt, la banalisation.

En somme…

Un livre intéressant et accessible qui nous interpelle dans notre capacité-même à juger, rapidement, grossièrement, à jeter la vindicte sur autrui dès lors que l’anonyme et le vulgaire sont devenus des réflexes et l’attaque ad hominem une habitude…

Lire d'autres articles